Édition
Les livres de cuisine font encore recette

Malgré la concurrence d’Internet et de ses recettes en vidéos, le livre de cuisine ne compte pas pour du beurre. En témoigne le nombre d’exemplaires vendus, stable depuis plusieurs années. Tour d’horizon des ingrédients qui lui permettent de rester à la page.

Les livres de cuisine font encore recette

Papier fait de la résistance ! Alors qu’internet donne vite et gratuitement accès à n’importe quelle recette, étape par étape en texte comme en vidéo, les livres de cuisine restent à la page. Déjà particulière à plus d’un titre, 2020 a vu se produire un phénomène rare : fin septembre, les tomes 1 et 2 de Fait maison, déclinaison de l’émission Tous en cuisine de Cyril Lignac sur M6, figuraient dans le top 5 des meilleures ventes en France toutes catégories confondues !

Fin novembre, il s’en était écoulé respectivement plus de 340 000 et 188 000 exemplaires selon les données d’Edistat. Il s’agit certes d’un cas isolé, reconnaît-on chez La Martinière, l’heureux éditeur. Malgré tout, comme l’indique le graphique ci-contre, les statistiques témoignent d’une relative constance du marché.

Plusieurs facteurs expliquent l’appétit des Français. Déjà, les habitudes ont la vie dure et le papier garde des adeptes. En particulier dans le monde de la restauration, où les débutants se retrouvent très vite avec un livre entre les mains. « Dans pratiquement tous les lycées hôteliers, on leur demande d’acheter La Cuisine de référence, de Michel Maincent-Morel », informe Patrick Monfort. Cette “bible” destinée aux professionnels « leur servira tout au long de leur carrière » puisqu’elle compile « les grands classiques et les techniques fondamentales qu’ils et elles pourront ensuite mobiliser pour créer », selon le directeur délégué aux formations au lycée du Haut-Forez (Verrières-en-Forez).

Confort de lecture

Le papier est plus pratique en cuisine, poursuit-il. On peut effectivement l’annoter, le prêter, voire même le tâcher sans trop de conséquence par rapport à un écran qui se met en veille après quelques secondes d’inactivité, craint les éclaboussures… Patrick Monfort élargit ce constat en remarquant qu’ « énormément d’amateurs vont sur le net et impriment ». Le confort de lecture, une thèse à laquelle souscrit Adèle Pommier.

La Forézienne, qui tient le blog culinaire Adèle Pomme et le compte Instagram éponyme, achète beaucoup de livres de cuisine, tant par plaisir qu’en quête d’inspiration : « Le papier et le numérique sont complémentaires, mais j’adore feuilleter, je trouve l’expérience plus agréable. Il est plus facile aussi de retrouver une recette qu’on a vue dans un livre. Je pense que c’est encore le cas pour beaucoup de personnes. »

Suffisamment pour avoir ramené vers ce medium des acteurs du web comme Chefclub ou Marmiton. Né en 2000, ce livre de cuisine 2.0 élaboré à partir des contributions de sa communauté - les fameux marmitons - s’est aventuré dans le monde du papier une décennie plus tard. Pour ne plus le quitter. « Tout est parti d’une demande de nos utilisateurs, raconte Claire Debruille, directrice des contenus. Nous avons édité un magazine pour fêter notre dixième anniversaire et les remercier de leur fidélité. Ce devait être un one shot, mais on a été très surpris par l’engouement qu’il a suscité. » Une décennie s’est écoulée et il paraît toujours en kiosques. Un schéma qui s’est répété avec les livres après le succès initial d’un best of de 200 recettes.

En collaboration avec Playback, Marmiton sort chaque année une trentaine de titres sous diverses formes (livre, coffret, agenda, almanach, etc.). « Sans représenter la partie majoritaire de notre activité, le papier est loin d’être anodin, c’est un vrai pilier », atteste Claire Debruille. C’est aussi un vecteur d’images et une façon d’élargir son audience. « Cela nous permet d’aller parler à des personnes qui ne vont pas forcément tous les jours sur internet et ont d’autres habitudes, approuve Lison Guillard, cheffe de projet magazine & édition. Même si c’est difficile à chiffrer, ces lecteurs sont un peu plus âgés que ceux du web. En revanche, leur point commun, c’est la cuisine du quotidien. Et notre mission est de les aider car la cuisine rend heureux, c’est notre slogan, mais peut devenir une corvée. »

L’alimentation, préoccupation majeure

Autre atout, le contexte favorable autour de l’alimentation. « Le public se recentre sur des valeurs refuges dont elle fait partie et ça ne changera pas tout de suite, estime Laure Aline, responsable éditoriale du secteur arts de vie aux éditions de La Martinière. Petit à petit, il fait plus attention à ce qu’il mange, par plaisir et par conscience de savoir ce qu’il consomme. » Chez Marmiton, on confirme, avec l’expérience du premier confinement. « Le site a fait carton plein, les gens ont redécouvert le plaisir de cuisiner », note Lison Guillard. « C’était aussi une problématique sur laquelle ils cherchaient de l’aide, nuance Claire Debruille. Quand toute la famille reste à la maison et qu’on y mange deux fois par jour, il finit par y avoir un besoin de renouvellement. »

Ce phénomène coïncide avec la multiplication des émissions culinaires à la télévision depuis quinze ans, entre programmes courts pratiques (Petits plats en équilibre, Simplissime) et shows gastronomiques (Top Chef, MasterChef, Le Meilleur pâtissier, etc.). De quoi renforcer l’aura, la notoriété des chefs et accentuer leur rôle de prescripteur. « Quand Pierre Gagnaire, la fierté stéphanoise, publie un livre, ça marche bien, témoigne Stéphane Douspis, en charge du rayon Vie pratique à la Librairie de Paris à Saint-Etienne. Même chose avec Régis Marcon. Des émissions comme On va déguster sur France Inter nous amènent du monde. »

Enfin, et c’est d’actualité, le livre - en général et de cuisine en particulier - fait partie des principales idées cadeaux. « Outre son caractère durable, son prix n’a pas explosé par rapport à d’autres biens comme les places de cinéma ou les téléphones portables », relève Laure Aline. Selon elle, la configuration du marché français, avec la politique de prix unique du livre et un réseau atypique de librairies indépendantes, représente un véritable atout.

Des ouvrages plus thématiques

Tout cela constitue donc un terreau favorable. Sans être une garantie de succès. La clé réside également dans la capacité à savoir s’adapter. Exit les livres généralistes, place à des ouvrages de plus en plus thématiques, centrés sur un produit, un plat (pâtes, desserts, etc.) ou le robot de telle ou telle marque. Les éditeurs suivent les tendances et sont à l'écoute du public, ce qui se traduit par une augmentation de titres sur le végétarisme, le véganisme, l'alimentation bio, observe Stéphane Douspis.

« Le batch cooking, qui consiste à préparer en deux heures le week-end des plats pour la semaine, fonctionne bien. Cela répond au besoin des personnes de reprendre le contrôle sur leur assiette en passant le moins de temps possible en cuisine, comme les ouvrages proposant des recettes rapides avec le minimum d'ingrédients », relève le libraire. Qui note en outre l’attrait pour la cuisine étrangère (Italie, Japon, Vietnam, Thaïlande, Liban, etc.) : « Sans être de grosses ventes, cela marche bien. Par exemple, on nous demande régulièrement Simple, le livre de Yotam Ottolenghi, un chef anglo-israélien. Je ne sais pas comment les gens le connaissent ! »

Concernant le contenu, Laure Aline loue le « travail d’exigence et de vulgarisation » ainsi que le temps, précieux pour approfondir le sujet : « Aux éditions de La Martinière, nous ne publions que 30 livres de cuisine par an en moyenne, contre des centaines pour certains éditeurs. Mais nous faisons essentiellement des “beaux” livres, souvent à l’initiative des chefs avec lesquels nous avons l’habitude de collaborer (Régis Marcon, Christophe Felder, William Ledeuil, Pierre Hermé, etc.).

« Le but, ajoute-t-elle, c’est d’offrir un point de vue aiguisé au lecteur afin qu’il apprenne des choses et trouve des recettes, parfois sur des sujets niches comme le bouillon, les champignons ou le gibier. » Des ouvrages conséquents en pagination et chers à fabriquer puisqu’ils nécessitent quasiment une année de travail avec une équipe étoffée (photographe, styliste, graphiste, etc.). D’où un prix de vente plus élevé. Malgré cela, elle juge les risques assez limités en dépit d’un investissement de départ conséquent.

Allier le fond et la forme

L’aspect visuel a évolué, lui aussi. Laure Aline se réjouit ainsi de voir une production de plus en plus belle en rayons. Ce que rend possible un sens de l’esthétique qui s’est beaucoup développé au sein du grand public. « A une époque, il était impensable d’avoir une couverture d’un livre de cuisine sans photo, se rappelle-t-elle. Aujourd’hui, le travail typographique, de fabrication le permet. » Le défi consiste donc à allier le fond et la forme : « Ce qui fait le succès d’un livre, c’est d’arriver à un bel objet qui soit utilisé. S’il est cohérent, travaillé, que l’éditeur croit au projet, que l’auteur assure la promotion, on a toutes les cartes en main pour que l’ouvrage ait une résonance. »

Une recette suffisante pour assurer un avenir au secteur ? « L’offre est peut-être devenue trop importante. Si c’est le cas, ça se régulera », estime Laure Aline. Aux éditions de lLa Martinière, on se veut positif, confiant dans les qualités intrinsèques de ce support qui s’accorderait bien avec les nouvelles technologies, par exemple pour proposer des contenus additionnels en vidéo : « Le livre reste puissant, on le voit avec un secteur jeunesse plus dynamique que jamais. Surtout, il y a une créative folle en cuisine, il suffit de regarder ce qu’il se passe sur Instagram, et c’est essentiel. Les lecteurs doivent sentir que les auteurs ont envie de transmettre. »

« La concurrence est de plus en plus rude et nous sommes une marque pas mal copiée. On doit donc se réinventer en permanence, c’est stimulant », acquiesce-t-on chez Marmiton. Frédéric Beigbeder a récemment signé une chronique acerbe dans Le Figaro sur le manuel de développement personnel de la youtubeuse Léna Situations (Toujours plus), dont les ventes cartonnent avec plus de 152 000 exemplaires écoulés d’après Edistat. Stéphane Douspis y voit au contraire un motif d’espoir. « S’ils se sentent concernés, les jeunes continueront à acheter des livres », conclut le libraire.

Franck Talluto